La reprise d’exploitation peut survenir subrepticement au moment où le ou la cheffe d’exploitation disparaît brutalement. La question du retour à la terre se pose alors aux enfants dans ce contexte douloureux. Mettre sa vocation entre parenthèses, changer de territoire, mais aussi parfois, composer avec ses convictions, rien n’est simple. Au décès de leur Père, il y a deux ans, Mathilde Ducoin a pris la relève aux côtés de son frère, à Petit-Mars en Loire Atlantique, près de Carquefou.
VD : Qui êtes-vous Mathilde Ducoin ?
Je suis maraîchère avec mon frère que j’ai rejoint en 2022 sur l’exploitation familiale. J’ai 32 ans. Avant ce retour à la terre, j’ai suivi un cursus d’ingénieur agronome spécialisé dans les filières tropicales et les systèmes agro-alimentaires durables du Sud. En fait, je n’avais aucune envie de travailler dans le maraichage… Mon père, je l’ai vu travailler d’arrache-pied tous les jours, y compris le week-end. Je n’avais pas envie de cette vie-là. A 18 ans, mon seul but dans la vie, c’était de faire des études et de travailler dans tout, sauf dans le maraîchage ! Mais la réalité nous a rattrapés, lorsque mon père est décédé… J’ai quitté mon travail, puis j’ai fait le choix de revenir sur l’exploitation pour donner un coup de main à mon frère, Paul, qui était déjà dans l’entreprise depuis quelques années. Lui n’avait pas encore décidé de reprendre l’exploitation. Au départ, il avait simplement apporté son soutien à Papa pendant sa maladie.
VD : Quel a été votre parcours avant d’arriver sur l’exploitation ?
J’ai travaillé pendant trois ans comme responsable d’activité : je gérais un atelier de quatre-vingt personnes en 3×8. J’ai une approche concrète du management et je connais bien les process d’amélioration continue, d’analyse de performances et d’efficacité. C’est ma valeur ajoutée, tandis que Paul a développé des compétences terrain auxquelles je n’ai pas eu accès. Par exemple, dès qu’il a eu seize ans, il conduisait le tracteur et il a été responsable des chauffeurs de tracteur pendant trois ans. Même si Paul n’était pas en permanence sur l’exploitation, on peut parler de « transmission continue » de l’entreprise. Notre Père lui a transmis une certaine vision du métier et de l’entreprise, à laquelle je n’ai pas eu accès.
VD : Comment avez-vous trouvé votre chemin ?
J’ai vraiment évolué entre la personne que j’étais à dix-huit ans et la personne que je suis aujourd’hui. A dix-huit ans, je n’avais pas envie de quitter mes parents. J’étais très bien dans la maison familiale. Mais je venais d’être prise dans un IUT Biologie. J’avais toujours habité la campagne et je me retrouvais d’un seul coup loin des miens et dans une ville, bien que peu éloignée de chez moi, comme sans attache. J’ai découvert que j’étais le reflet de mes parents. Je dirais que j’avais pratiquement exclusivement vécu à travers leur manière de voir les choses (la politique, le social, l’économie…). Je ne remettais pas beaucoup de choses en cause. A la fin de mon IUT, je n’avais aucune idée de ce que je voulais faire, alors je suis partie plusieurs mois à l’étranger au Togo, en Irlande et en Espagne, pour y réfléchir. Je me suis cherchée … J’ai même passé le concours d’ergothérapeute. Après ces différents séjours, j’ai compris que j’avais très envie de voyager, de travailler dans les pays du Sud ! Forte de cette évidence, je suis revenue à l’école pour préparer le concours d’ingénieur agro. C’est comme cela que j’ai intégré Montpellier-Supagro dans la section filières tropicales. C’est là que j’ai découvert le développement durable, c’était encore assez précurseur à l’époque. J’ai beaucoup apprécié mes cours sur les systèmes durables. On nous proposait par exemple de réfléchir à des controverses. Je ne m’étais jamais questionné sur les choix culturaux, sur les choix de mes parents et je découvrais qu’il existait en fait plein d’autre façon de penser et de faire de l’agriculture. J’en voulais un peu à mes parents de ne m’avoir montré qu’une vision restreinte de l’agriculture, de ne pas croire en autre chose. J’étais convaincue que l’on était en train de détruire la planète … Je me suis toujours sentie libre avec mes parents de dire ce que je pensais, ce que je ressentais. Inutile de dire que les discussions ont été vives ! Mon père m’a parlé des contraintes de toutes sortes dont je n’avais pas conscience non plus. J’étais assise entre deux chaises : le modèle économique de mes parents avec des réserves sur la préservation de l’environnement et le modèle prôné par l’école et mes camarades, qui appelaient de leurs vœux un modèle strict sans tenir compte de certaines contraintes pratiques ni de la viabilité à moyen terme. Etant du milieu agricole, je trouvais qu’il y avait un manque de tolérance de leur part, d’autant plus fort qu’ils n’étaient pas issus du secteur agricole. J’avais toujours l’impression de devoir défendre mes parents et de devoir justifier leurs choix, alors que moi aussi je me posais des questions sur la soutenabilité du système agricole. Ces discussions m’ont permis d’affiner mes convictions, sans condamner les choix de mes parents ou les reproduire aveuglément, car l’histoire est importante et la stabilité économique aussi. Après plusieurs stages au Burkina Faso, au Vanuatu, je suis rentrée en France et j’ai pris mon poste de responsable d’activité dans une entreprise agro-alimentaire. La fonction était très intéressante, du point de vue montée en compétences, je ne pouvais pas espérer mieux et mes collègues étaient super, mais l’environnement ne me convenait pas : j’étais toute la journée enfermée dans un bureau sans fenêtre, éclairé par la lumière artificielle… ! J’ai proposé à Paul de lui donner un coup de main pendant l’été et comme j’avais géré de gros effectifs dans mon précédent job, je me suis sentie dans mon élément avec les équipes de saisonniers.
VD : Comment vous définissez-vous : maraîchère ? agricultrice ? cheffe d’exploitation ?
Maraîchère, cela me va bien. Beaucoup de gens m’ont déjà demandé, ce que cela voulait dire « maraîchère » ? Ils ne connaissent pas bien. Pour moi, « agricultrice » c’est trop connoté « grandes cultures élevage » Depuis deux ans et demi, nous sommes dans une période de transition, où je découvre toutes les facettes de l’entreprise. Chaque année, j’exerce une fonction différente pour mieux connaître ses rouages. Actuellement, je suis plutôt assistante technique, j’assiste Paul dans la direction de l’entreprise. Par exemple, je gère les recrutements, je pilote en partie le conditionnement. Quand je serai associée, je codirigerai avec Paul avec des missions précises
VD : Qu’est-ce qui vous plaît dans le management ? Comment cela se passe au quotidien ?
Le management, on ne l’apprend pas dans les livres, dans les cours. En revanche, dans mes expériences professionnelles, je me suis formée sur le tas, Le plus important pour moi c’était de montrer rapidement qu’on est la bonne personne, au bon poste. De toutes les façons, le manager sera toujours critiqué, il ne faut surtout pas s’arrêter à çà. Et chaque personne veut mettre son grain de sel ! Quand on gère bien le travail, on devient rapidement légitime, on a gagné sa place ! Et puis, on apprend de ses erreurs… J’ai d’abord voulu être amie amie avec tout le monde car c’est mon caractère et je me suis rendu compte très vite que l’objectif du manager ce n’est pas d’être aimé par son équipe mais avant tout d’être juste ! J’ai commis des erreurs et j’ai beaucoup appris. J’ai eu l’occasion de faire des formations, cela m’a permis d’acquérir de nouvelles compétences managériales. J’ai aussi appris que l’on peut adapter son management à la personnalité de chacun, Pour bien manager, la communication est essentielle : par exemple on organise une réunion technique avec notre chef de culture et notre responsable personnel et d’autres points hebdomadaires avec les responsables. Je mène aussi les entretiens individuels avec Paul : cela permet de croiser les regards, c’est un moment privilégié avec notre personnel. Je veille aussi à ce que notre entreprise mette l’accent sur la qualité de vie au travail.
VD : Le fait d’être une femme et d’être jeune, est-ce que cela a joué un rôle ?
Certains se sont habitués, d’autres pas ! Certains sont contents de voir de la jeunesse, simplement ! Clairement, certains saisonniers n’apprécient pas pour des raisons culturelles d’être managés par une femme. Dans le monde agricole on cherche toujours un responsable « homme » du coup ce n’est pas toujours évident mais au sein de mon entreprise je n’ai pas de soucis… Dans mon expérience précédente, j’avais du mal à m’imposer face à des techniciens hommes car ils ont un savoir-faire certain et ils en jouent pour nous décrédibiliser. Ils avaient tendance à me contredire et à ne pas faire ! Il a fallu que je m’impose ! Et ils se sont rendu compte par eux-mêmes que ça fonctionner mieux ! Le changement, ça fait toujours peur ! Il faut donc s’attendre à de la résistance. En revanche, c’est indispensable que le changement que tu apportes, fonctionne, sinon tu perds ta crédibilité.
VD : Vous travaillez avec votre frère, Paul, avec qui vous vous entendez très bien. Comment parvenez-vous à tirer votre épingle du jeu en tant que sœur et codirigeante de la même entreprise ?
Avec mon frère nous sommes complémentaires, il est très technique tandis que moi je suis plutôt à l’aise dans le management et le suivi de performance par exemple. Nous n’avons pas les mêmes fonctions, les mêmes tâches, donc “on ne se marche pas dessus”, on travaille avant tout en collaboration.
VD : Comment conciliez-vous les injonctions climatiques, les objectifs économiques et le confort de travail de vos salariés ?
Pour moi, la diversification peut permettre de rendre le travail plus attractif, voire d’attirer des personnes du territoire. Le travail dans l’agriculture n’est pas attractif, nous avons beaucoup de mal à recruter. Par exemple, on a intercalé de nouvelles productions : du butternut, de mini-pastèques, des patates douces, ce qu’on appelle les petites récoltes. Maintenant, les salariés alternent et ne sont plus seulement attachés à une production. Certains ont récolté pendant vingt ans des radis ! Dans les petites récoltes, les gestes ne sont pas les mêmes et ils apprennent autre chose… Même si notre but est d’avoir des personnes les plus efficaces possible, nous devons aussi prendre soin d’elles. Veiller à avoir deux jours de repos à la suite, c’est aussi mon combat, car c’est ultra physique, la récolte. Même si ce n’est pas facile, car la nature n’attend pas, on parvient à décaler la récolte quitte à perdre un peu en rendement, quitte à travailler un peu plus le vendredi ou le lundi, mais cela n’est pas un souci, car les gens apprécient d’avoir deux jours de congés d’affilée. Bien gérer les personnes, c’est gratifiant, car les gens sont contents et ça se sent. Et en même temps, il faut toujours conserver un bon niveau économique. C’est le point névralgique.
VD : C’est bien de s’occuper des autres, mais vous, comment prenez-vous soin de vous ?
C’est une bonne question… Je n’ai pas beaucoup de temps, en tout cas pas assez par rapport à ce que je voudrais avoir. J’ai un rapport au temps qui est de plus en plus stressant… C’est peut-être pour cette raison que je bataille autant pour qu’on arrête de travailler les samedis, les dimanches, qu’on fasse des astreintes. On a décalé les horaires cette année. Moi, je commence à 6h15. On ne démarre plus à 5h45, sauf s’il y a une canicule. Nous travaillons plus de 10 h par jour alors que je suis réellement efficace 8h, mais ce sont aussi des habitudes qu’il faut parvenir à changer, et mon frère travaille davantage que moi, alors je culpabilise toujours de partir avant lui. Après il faut juste définir ses priorités, savoir ce qu’on veut, réussir à assumer ses choix.
VD. Les femmes n’ont-elles pas justement un rôle pour faire évoluer la représentation du travail en maraîchage ?
Ce qui est ultra important, c’est la mixité dans les équipes. Je l’ai vu aussi dans mes postes précédents où il y avait beaucoup d’hommes… Le changement fait moins peur aux femmes, malgré les obstacles… Elles sont plus enthousiastes. Je suis pour l’amélioration des conditions de vie, du social et de l’environnement de travail… Cela demande de l’investissement, c’est cela qui freine les changements. On a changé de petites choses, qui ont eu de l’impact : on a fait installer une fenêtre dans le réfectoire, planter des fleurs devant l’entrée… Les gens apprécient plus leur cadre de travail.
VD : La mixité pour vous, c’est important parce que ça permet d’apporter des changements, des petites touches de changement ?
Le changement passe aussi par faire évoluer les habitudes, par exemple les réunions de la coopérative (conseil d’administration, réunions de producteurs…) ont toujours lieu tard le lundi soir, parfois elles finissent à 22h !! Ce n’est pas évident avec une vie de famille. On a l’impression que pour être un bon maraicher il faut être dévoué 24h/24 et finir le plus tard possible, alors que c’est tout sauf efficace ! Nous, les femmes de la fédération des maraichers nantais, nous l’avons toutes dit, si les horaires et les modalités ne changent pas, nous ne pourrons pas nous engager ! D’ailleurs la plupart de ces réunions sont exclusivement masculines ! Cela n’empêche pas de faire ponctuellement une réunion à 20h. Cela s’appelle de la souplesse. Or, dans beaucoup d’endroits, cette souplesse-là, elle n’existe pas, pourtant, c’est faisable !
VD : Vous vous voyez comment dans trois ans ?
Je me lance à fond dans la vente directe, cela me tient énormément à cœur. Ensuite, on verra, j’ai plein de projets dans la tête !
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