Le mot « mixité » renvoie à la présence de femmes et d’hommes au sein d’une communauté, d’une société ou d’une entreprise ou un secteur d’activité. Vous le savez maintenant, c’est un sujet qui nous tient à cœur chez VoxDemeter ! C’était d’ailleurs le thème central du Forum VOXDEMETER 2023 que vous pouvez retrouver en replay. La sociologue Clémentine Comer revient ici sur cette notion, pour en préciser les contours. En préambule, cette grande observatrice des questions sur le genre en agriculture, souligne les usages et les fondements de la notion de mixité, qui est devenue, selon elle, un mot consensuel en lieu et place du mot « égalité ». La chercheure nous invite ainsi à ouvrir une réflexion sur un meilleur arbitrage des temps sociaux, particulièrement dans la profession agricole afin de faciliter l’intégration des femmes dans le secteur. La discussion est lancée !
VD : On entend souvent « Mesdames, osez prendre votre place » ou bien « les femmes n’osent pas assez » Nous-mêmes, d’ailleurs, nous exhortons souvent les femmes du monde agricole à prendre la parole, à oser demander un poste à responsabilité, à prendre leur juste place. Comment percevez-vous ces encouragements ? Comment se joue l’égalité entre femmes et hommes d’un même secteur, notamment en agriculture ?
« Ce qui fait qu’il n’y a pas encore d’égalité dans nombre de secteurs professionnels, ce n’est pas nécessairement que les femmes n’osent pas… A la sortie de l’école, la réussite se joue en fait sur d’autres critères que les bonnes notes, le niveau de qualification et les compétences intellectuelles… Les jeunes filles reçoivent de multiples formes d’encouragements sociaux, ce n’est pas cela le souci. Mais, elles ne peuvent pas toujours capitaliser sur cette reconnaissance dans la sphère professionnelle.
VD : Dans le monde professionnel, les compétences seules ne seraient pas assez privilégiées ?
Dans la sphère professionnelle, on privilégie plutôt l’aisance sociale, l’aisance orale qui est plus facile pour les garçons ; la capacité à faire réseau et le temps pour faire réseau… Ainsi, la réussite se joue sur ces normes masculines, donc hors des compétences stricto sensu… Je pense qu’il faut vraiment penser l’intégration des femmes dans les professions, en regardant toutes les hiérarchies symboliques qui façonnent l’ordre de genre et qui font que, à un moment donné, on est pénalisé dans le monde du travail en tant que femme… Prenons la gestion du temps. Dans le monde agricole, on considère le temps de travail comme extensif. Le « bon » professionnel, c’est celui qui ne compte pas ses heures. On survalorise le travail à la fois comme effort physique et comme engagement. Le travail qui déborde dans la vie privée, c’est normal… car « de toute manière, c’est un métier passion », « parce que l’élevage c’est comme ça », car « c’est du vivant, qu’on ne peut pas maîtriser le temps » et cetera. La norme qui veut que le temps de travail soit extensible et qu’il n’y a rien à y changer, aurait « un impact important sur les femmes, plus enclines à s’interroger sur l’équilibre vie personnelle/vie professionnelle… notamment quand celles-ci se retrouvent face aux enjeux de maternité, de gestion du temps parental et personnel ».
VD : Vous avez évoqué des points de vigilance, lorsque l’on évoque le mot « mixité ». Pouvez-vous nous préciser ce que vous entendez par là ?
Je trouve que les discours sur la mixité s’accompagnent en fait d’une forme de sur-responsabilisation des femmes versus une forme de déresponsabilisation des hommes. Pousser les femmes à intégrer des mondes professionnels, à forte connotation masculine, cela passe souvent par une exhortation à lever l’autocensure, à oser, à alimenter des rôles modèles. Certes, s’inspirer est un facteur positif qui favorise la capacité de projection et permet d’être bien dans son métier. Mais compter seulement sur la volonté n’est pas suffisant. Cela laisserait supposer que le milieu d’accueil est naturellement bienveillant et qu’il suffirait de passer cette barrière pour être en capacité d’intégrer ce monde, par exemple le monde agricole. Alors que dans les faits, il y a des barrières à l’entrée… Pour moi, il est essentiel de travailler concomitamment sur les barrières symboliques, d’une part, les rôles modèles, d’autre part, mais aussi les facteurs matériels et économiques, professionnels. Sinon, on passera à côté de l’intégration des femmes.
VD : Exalter le leadership féminin ne suffit pas selon vous ?
Le leadership est une condition nécessaire qui a besoin d’autres conditions pour s’intégrer et prendre sa place dans un secteur ou une structure. En agriculture, cela concerne les conditions matérielles d’installation des femmes dans leur globalité. J’entends par là, les ressources foncières, les soutiens bancaires, mais aussi le soutien de l’entourage professionnel, le degré d’intégration des femmes dans les organisations économiques et techniques, etc. Cela forme un ensemble. Ces enjeux sont tout aussi centraux que les difficultés à se projeter dans un métier encore culturellement façonné par des représentations du masculin.
VD : Vous voulez dire que l’on aurait pris l’habitude de tronquer la notion de mixité des métiers et de survaloriser certains arguments ?
Quand on parle de mixité, on a souvent tendance à insister uniquement sur la spécificité des femmes. On présente certaines de leurs différences comme utiles pour la profession en question. Cela permet le consensus sur la notion de mixité. On avance, par exemple, les arguments suivants : « les femmes favoriseraient une meilleure coopération au sein des équipes, une meilleure organisation du travail ; qu’elles faciliteraient la compréhension de enjeux sociaux et sociétaux et seraient plus sensibles et attentives aux enjeux environnementaux »… Finalement, ce qui prévaut, ce sont les avantages économiques à intégrer des femmes dans des métiers dits masculins ! C’est sans doute vrai qu’il peut y avoir une plus-value économique à ce qu’un métier devienne de plus en plus mixte. Mais cet argument-là ne peut pas éclipser ce qui relève plus d’un impératif moral, éthique ou politique le monde agricole, qui est l’égalité en fait, l’égalité de droit des femmes et des hommes.
[…] Pour aller plus loin : Entretien avec Clémentine Comer […]